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LA LUCIDITÉ EST LA BLESSURE LA PLUS RAPPROCHÉE DU SOLEIL*
MUSÉE NATIONAL DES BEAUX ARTS M. K. CIURLIONIS (Kaunas, Lituanie) ET CENTRE CULTUREL FRANÇAIS DE VILNIUS (Lituanie), 2011
Une exposition dédoublée, en deux parties, l’une à Vilnius, l’autre à Kaunas, dans l’actuelle capitale et dans l’ancienne, il fallait en avoir l’idée ! Elle est née à Raphaêl Mognetti de ses séjours en Lituanie, sur une dizaine d’années, de deux expositions à Kaunas (2001 et 2004), de rencontres.
À la différence de la procédure convenue, il est allé frapper aux portes, a expliqué son désir d’exposer, de relier les deux villes. Il a été entendu, carte blanche lui a été donnée. Première motivation de ce qu’il a conçu : l’organisation des espaces et les œuvres présentées.
D’emblée, pas question d’exporter, il voulait que Vilnius et Kaunas fussent présentes dans ses œuvres. Plusieurs sculptures en seraient inspirées.
Quelques jalons s’imposent : ils révèlent la démarche d’un sculpteur qui ne répond pas à une commande, mais à une urgence personnelle.
L’allégorie de la caverne dans La République de Platon le taraudait : des hommes enchaînés maintenus dans l’ignorance et se complaisant dans l’aveuglement. Voir ou non. Savoir ou non.
Puis, très vite, il me parla du consul japonais en poste à Kaunas en 1940, Sugihara Chiune, des visas délivrés aux Juifs en fuite désespérée et, particulièrement, de la phrase de cet homme exemplaire : « Si je n’avais pas désobéi à mon gouvernement, j’aurais désobéi à Dieu. » Le choix éthique de la désobéissance.
Le processus de création était enclenché. Recherches, imprégnation, réflexions. Des phrases dans des carnets, des croquis. Une autre idée chemina qui découlait de la désobéissance : la liberté. Un thème qui lui importe, indissociable de la vie. Il l’avait décliné dans sa précédente exposition, principalement composée de sculptures de grand format, de musiciens de jazz, ces descendants d’Africains déportés et soumis à l’esclavage aux Etats-Unis, puis aux lois ségrégationnistes et qui conquirent leur espace de liberté en inventant une musique. Il songeait à les emporter en Lituanie, sous un format réduit, avec quelques autres. Ce seraient les seules préexistantes. Puis, de manière inopinée, l’actualité se manifesta par la révolte des Tunisiens, suivie de celle des Egyptiens. Il eut l’intuition d’un lien entre le passé proche et le présent en cours. Il parlait d’amnésie, de refus de voir, de lucidité.
Le titre de l’exposition s’imposa à lui, l’ayant droit accorda l’autorisation :
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.»
L’unique phrase du feuillet 169 des Feuillets d’Hypnos, la première œuvre de René Char éditée après la Seconde Guerre mondiale. Le poète avait décidé de ne rien publier durant « l’innommable situation », l’occupation allemande, et de prendre les armes. En 1942, il rejoignit la Résistance, capitaine Alexandre dans l’Armée secrète. A partir de 1943, dans sa planque de Céreste, il rédigea un journal et des notes, le « Carnet d’Hypnos ». La guerre finie, il en détruisit une partie. En 1946, Il publia ce qu’il avait choisi de garder. Hypnos, le veilleur dans la nuit, le gardien.
Raphaël Mognetti appartient à une génération postérieure – il est né en 1972. Le passé, il en sait l’importance, non pas pour s’y réfugier mais pour s’y adosser, y puiser enseignement et force. Affronter, tirer les leçons des erreurs, être attentif à ce qui surgit, en préservant toujours le « non » qui est un « oui » à la vie, quoi qu’il exige. Un « oui » dont l’ardeur se ressent dans ses sculptures.
Raphaël Mognetti est sculpteur de fer.
Le fer. La sculpture. Entre les deux, le feu. Autre conquête de l’homme.
Sculpter le fer inscrit dans l’histoire de l’humanité, évoque les mythes. Prométhée, Vulcain pour la civilisation occidentale. Il en existe nombre d’autres.
Dans toutes, le sculpteur de fer est tenu à une place singulière.
Le feu et le fer, vie ou mort.
Responsabilité.
Lucidité.
Donner à ressentir et voir.
Tel le visage de Janus, divinité des passages et commencements dans la Rome antique, la sculpture de Raphaël Mognetti possède deux faces.
Celle du fer travaillé dans le brut, sa résistance, sa brutalité.
Muscle et nerf du fer, mouvement provenant de l’intérieur, de la matière même.
Sculptures puissantes, âpres, inquiétantes ou sereines. Terriennes.
Celle du fer découpé, poli, peint de noir ou de couleurs joyeuses.
Sculptures élancées, sensuelles, animées à partir d’un point d’équilibre ténu. Mélodieuses et oniriques. Aériennes.
Les premières, choix et luttes, épreuves.
Les secondes, liberté et célébration de la vie.
Affirmation de la vie. Au présent. Entre hier et demain.
Le fait des humains.
L’acte d’un artiste.
Un acte dans le monde.
Pour dire au monde.
Avant tout, on rencontre les sculptures de Raphaël Mognetti, ou elles viennent à notre rencontre. Impossible de trancher. Elles sont là. Elles existent. A chacune, son énergie, engendrée par sa relation intime, charnelle, au fer, et sa maîtrise diversifiée de l’ouvrage. A son regard sur elles, celui d’un homme refusant la désinvolture et l’indifférence, en savoir d’expériences et de blessures, et de l’irréductible valeur de la vie. Elles possèdent ce pouvoir d’entamer et provoquer, de retenir de la cécité et de l’ignorance, ces empêchements et atteintes à être. Elles sont quête et conquête.
Les œuvres récentes, celles crées pour l’exposition sont de fer travaillé dans la matière, l’épaisseur, la densité. Une confrontation frontale avec le réel. L’urgence d’un acte de création.
Des tiges sculptées, assemblées, soudées, des angles aigus, des chevauchements calculés, l’apparence de brut, des proportions participant du sens et de l’humour : la hauteur des pattes les pieds sur la pointe afin d’enfoncer profond la tête, le croupion joufflu levé, les plumes hérissées. Un affolement statique.
Lumière du fer sculpté, poli. Un homme debout pris dans le vent : les plis ténus du pardessus, le bas d’un pan légèrement relevé, le flottement du pantalon, un pied prêt à avancer. La précision du visage,le prégnance du regard. Sur la tête relevée, un enchevêtrement calculé de morceaux pointus, la complexité de ses pensées suggérée par l’unité du traitement du matériau. Force calme, détermination et mouvement intérieur. Evocation du consul Sugihara, un hommage à l’homme, préservation de son humanité.
Le fer façonné en un wagon dont la forme évolue d’un réalisme recrée à une métaphore d’agression par l’avant agressé. Déchirement en pointes du métal, perforation. Violence par le feu du chalumeau, fer dans des bleus et rouges foncés diffus ; un autre feu, celui de la guerre. De fines tiges fixées aux parois et fenêtres, leur inclinaison vers l’arrière indiquant le déplacement, terminées par de petits carrés blancs voletant : les visas. L’espoir.
Le dit du fer de Raphaël Mognetti.
Micheline B. Servin
* René Char, extrait des Feuillets d’Hypnos, recueilli dans Fureur et mystère © éditions Gallimard. Disponible dans la collection « Poésie/Gallimard », n° 15.